EVA BARTO, CYRIL VERDE, THE CHOICE OBAMA (AND MY 4-YEAR-OLD SON) WON’T MAKE




Pour la session 3 du projet “Si nous continuons à nous parler le même language, nous allons reproduire la même histoire”, Cyril Verde a conçu un protocole et a invité Eva Barto à activer celui-ci avec lui. Lorsque Cyril Verde élabore des protocoles (son travail prend également d’autres formes, multiples), ceux-ci n’ont pas pour but de figer, d’expliquer ou de simplifier. Au contraire, le protocole agit pour lui comme une prise de risque par laquelle des formes instables au sein de sa pratique vont pouvoir émerger et se poser comme autant de questions toujours ouvertes, jamais résolues. The Choice Obama (And My 4-Year-Old Son) Won’t Make est un protocole de collaboration, qui fournit un cadre permettant à deux artistes de collaborer ensemble, c’est aussi un outil qui vient saboter cette collaboration en exposant les impasses inhérentes à toute pratique à plusieurs.

Tout a commencé par un article lu par Cyril Verde sur le site internet du Huffington Post [1]. La journaliste y évoque la décision de Barack Obama de ne plus s’occuper de certains détails de sa vie quotidienne impliquant par exemple de choisir ce qu’il mange ou encore les vêtements qu’il porte, ces détails étant réglés par d'autres. Cette initiative s’appuie sur les travaux de la psychologue américaine Kathleen Vohs selon laquelle chacun d’entre nous est en possession d’un capital décisionnel journalier qui nous permet de faire un certain nombre de bons choix, ce capital s’épuisant, notre jugement et notre estime de soi s’affaiblissent, ce qui conduit à une plus grande difficulté à se prononcer. Préserver ce capital implique d’évacuer un certain nombre de décisions sans importance.

Partant de ce constat, Cyril Verde imagine de perturber le processus décisionnel de l’œuvre en mettant sa force de travail à la disposition d’un artiste (ici il s’agit d’Eva Barto) qui devra décider d’un objet à faire fabriquer par lui. Un deuxième élément sera cependant créé, similaire au premier mais qui restera en possession de Cyril. Un double, rétribution en quelque sorte, qui vient nourrir la série en cours intitulée The Choice Obama (And My 4-Year-Old Son) Won’t Make. Ce faisant, Cyril Verde demande à Eva Barto de décider d’une œuvre qui sera réalisée pour elle (et on peut imaginer que la façon dont cette œuvre sera produite par Cyril, sa facture même, est déjà une réappropriation) mais qui lui sera en même temps dérobée sous la forme d’un objet jumeau. On imagine Eva réfléchissant à cet objet : un service lui est rendu mais celui-ci sonne comme une injonction. En contrôlant la façon dont l’œuvre va avoir lieu, Cyril contrôle le cadre formel de cette œuvre, laissant à Eva la tâche d’y ajouter un contenu forcément plaqué sur l’intention première.

Eva Barto demande à Cyril Verde de créer un site internet, il y aura donc deux sites, l’un appartenant à Eva, l’autre appartenant à Cyril. Ces sites sont alimentés par des documents placés par Eva dans un dossier de son ordinateur. Elle a la possibilité à tout moment d’activer une fonction permettant de mettre à jour les sites internet à partir des éléments placés dans ce dossier. Le soir de la présentation dans le cadre de la session 3 de notre projet, Eva a placé dans ce dossier des protocoles et de la documentation appartenant à Cyril et se dédouane ainsi de la demande implicite qui lui était faite de créer du contenu. On le voit, le protocole veut ici montrer ce qui habituellement se passe sous silence : le contrôle, la perte de contrôle, le pouvoir qui accompagne la position d’auteur, l’échange qui peut se faire entre celui qui décide et l’agent qui accomplit l’action. Loin de l’image essentialiste d’une collaboration artistique spontanée voire fusionnelle.

Sans le savoir, les deux artistes font écho à une tradition féministe traquant ce qui se cache derrière des relations humaines qui semblent évidentes et ne se questionnent pas. Ces choix que Barack Obama ou un enfant de quatre ans ne font pas et qui relèvent du quotidien, appartiennent à la catégorie des tâches domestiques, traditionnellement prises en charge par les femmes. Selon le point de vue de Kathleen Vohs, ces femmes seraient ici d’autant plus écartées des processus de décision importants dans la mesure où elles sont accaparées chaque jour par ces infimes mais multiples décisions qui littéralement emplissent leur esprit et le débordent.


Voir le travail d’Eva Barto sur son site internet : http://www.evabarto.net/
Voir le travail de Cyril Verde sur son site internet : http://www.cyrilverde.com/





Image : Présentation du projet durant la session 3 en janvier 2014. Ci-dessus : Protocole initial de Cyril Verde.



FABIENNE AUDÉOUD, DEUX PEINTURES DE LA SÉRIE « MOHAMED JE T’AIME »






















Lorsque nous avons rencontré Fabienne Audéoud, elle nous a dit que depuis des années elle voulait montrer une peinture dans la rue Moret. Cette peinture déclare « Mohamed je t’aime » en plusieurs formats, en plusieurs versions, en arabe et en français. Fabienne Audéoud se demande ce qu’il est permis de déclarer publiquement, qui il est permis d’aimer. Une déclaration d’amour peut-elle être un acte hostile ?

De toutes les interventions qui se sont déroulées dans le cadre de notre projet chez Treize, celle de Fabienne Audéoud est celle qui a le plus fait réagir les passants. Dès son accrochage, le matin du jour précédant la session 4, les piétons s’arrêtent, nous interpellent. Jamais agressifs, ils nous demandent pourquoi et ce que cela veut dire. La présence de l’arabe en vitrine est remarqué. Si les habitants du quartier ne savent pas forcément ce qui se déroule chez Treize, ils savent que cet espace n’appartient pas à la catégorie des librairies religieuses avoisinantes en devanture desquelles le même écriteau serait peut-être passé inaperçu. À chaque fois que Fabienne Audéoud a été questionnée, elle a retourné la question à celui qui la posait, demandant ce que ces deux peintures – celle en arabe accrochée en vitrine et sa contrepartie en français accrochée à l’intérieur de l’espace et visible au travers de la vitre – signifiaient pour eux. Certains y ont vu le prénom d’une personne de leur entourage, beaucoup ont demandé s’il s’agissait du prophète. Les prénoms Muhammad, Mohammed, Mohammad et leurs variations faisant partie des prénoms masculins les plus donnés dans le monde, ils peuvent en effet évoquer beaucoup de personnes différentes. L’artiste elle-même fait allusion à un Mohamed qui fait partie de sa vie et laisse planer le doute.

Fabienne Audéoud aura, durant quelques heures, réassigné cet espace à une langue et une culture qui lui sont étrangères alors même qu’elles existent à quelques mètres de là, fait bouger les murs en convoquant toute une foule de Mohameds aux identités multiples.

Accéder au site de Fabienne Audéoud : http://www.fabienneaudeoud.com/









Fabienne Audéoud, deux peintures de la série "Mohamed je t'aime", huile et poudre de bronze doré sur toiles, 2013

Géraldine Gourbe, Une éthique du désir est-elle envisageable dans l’espace virtuel ?






















Pendant la session 3, la philosophe Géraldine Gourbe a introduit la genèse des groupes de conscience féministes initiés dans les années 1960 aux Etats-Unis. En partant des Redstockings, de la Womanhouse et en citant Judith Butler (Le récit de Soi) et Pamela Allen (Free Space), elle en a présenté les règles et les enjeux tout en les inscrivant dans ses porosités artistiques.

Pour le blog, Géraldine Gourbe propose le texte Une éthique du désir est-elle envisageable dans l’espace virtuel ? où, à partir du film Tecknolust (2002) de Lynn Herschman, elle met en avant la possibilité d'un nouveau regard éthique posé sur les relations entre virtuel/réel et humain/post-humain souvent restreintes aux catégories binaires. Selon Gourbe, les pratiques performatives du role playing, de l’auto-portrait ou encore du cinéma développées par Lynn Herschman déconstruisent le regard masculin (male gaze) à l’oeuvre dans les représentations essentialistes d’une identité femme ou féminine toujours très opérantes dans les productions culturelles et visuelles mainstreams. En recourant à différentes formes et usages de soi (M. Foucault), Lynn Hershman fictionnalise des possibles subjectivités et nous interroge avec contemporanéité sur la possible résistance du désir comme force structurelle à la fois libidinale et éthique (G. Deleuze, F. Guattari,) contre les forces socio-politiques de relations de pouvoir (D. Haraway et R. Braïdotti). Dans son texte, elle revient alors aussi sur l'un des principe actif du féminisme qu'est le consciouness raising. 


Extrait du texte publié dans son intégralité sur issuu ci-après.

"L’expression consciousness raising  a été utilisée pour la première fois en novembre 1967 par Kathie Sarachild, lors de la première conférence internationale du , à Chicago, dans une communication intitulée « Radical Feminist Consciousness-Raising »[1]. La terminologie a ensuite été reprise par un groupe new-yorkais de féministes radicales : les Redstockings, littéralement, les bas rouges. Selon Kathie Sarachild et les Redstockings, le consciousness raising représentait par son potentiel d’action une arme féministe. Le potentiel radical et subversif de cette approche reposait dès lors sur la légitimé de rassemblements uniquement constitués de femmes. 

À partir de cet impératif d’une politique des sans-parts (Jacques Rancière), le consciousness raising désignait un espace délimité et privilégié. Pour inventer cet espace libre[2] des cercles de femmes s’organisaient et s’autorisaient, mutuellement, à révéler des expériences-récits de soi jusqu’alors inaudibles. Le cercle du consciousness raising, tout comme le cercle permettait ainsi de rendre compte de soi[3]. À partir des situations d’interpellation, les participantes au groupe de consciousness raising rendaient compte d’elles-mêmes aux autres. Judith Butler nomme cette prolongation de l’interpellation la condition rhétorique de la responsabilité[4]. La condition rhétorique de la responsabilité signifie, dans le contexte du consciousness raising, que chacune s’engageait dans une activité réflexive en même temps qu’elle parlait aux autres, tout en construisant une relation aux autres à travers le langage. La question n’était alors pas centrée sur la teneur véridique des propos mais sur la narration[5], et sur la manière dont celle-ci permettait desformes de conscience[6] (Georg Lukás).

La pratique du consciousness raising a ainsi révélé des expériences singulières qui, tout en s’inscrivant dans une réalité œuvrée par un récit différentialiste de l’égalité[7]́, s’en écartaient. Un principe méthodologique d’inclusion du point de vue Her/Story s’élaborait pas à pas au cœur d’une His/Story. Ces premières analyses nécessaires à la production d’une pensée éthique féministe ou d’une épistémologie du point de vue qui préfigurait l’élaboration des savoirs situés, conceptualisés dans les années quatre-vingt par l’épistémologue Donna Haraway[8] :

« L’insistance qui s’exprime ici est commodément rendue par le concept de ‘savoirs situés’. Les savoirs situés sont indissociables de la responsabilité. Le fait d’être situé dans un espace intermédiaire insaisissable (Trinh T. Minh-Ha) est une caractéristique que partagent les acteurs dont les mondes se laissent décrire en ramifications de plus en plus fines […]. Les savoirs situés sont toujours des savoirs marqués ; ils apposent de nouvelles marques, de nouvelles orientations sur les grandes cartes qui, inspirées par l’histoire du capitalisme et du colonialisme masculinistes, ont globalisé le corps hétérogène du monde[9]. »


[1] Sous la direction d'Anne Koedt, Ellen Levine et Anita Rapone, Radical Feminism, New York, Quadrangle, 1973 
[2] « Free Space », écrivait Pamela Allen, auteure féministe nord-américaine d’un des premiers manifestes pour la pratique du consciousness raising consignant par écrit les grandes orientations de ce dispositif, reprises ensuite par de nombreux groupes féministes composés de femmes mais aussi d’hommes. Cf. Anne Koedt, Ellen Levine et Anita Rapone, Radical Feminism, op. cit., pp. 271-279.
[3] Judith Butler, Récit de soi, traduit par B. Ambroise et V. Aucouturier, Paris, PUF, 2005. Judith Butler a élaboré ce concept dans le cadre précis de la cure psychanalytique et, une fois, que le transfert a lieu. En reprenant, les modalités de prise de parole du consciousness raising, il est étonnant d'observer que les caractéristiques du concept butlerien reprennent point par point les modalités du groupe de parole féministe séparatiste.
[4] Judith Butler, Récit de soi, op. cit., p. 51.
[5] Ibid.
[6] Voir Georg Lukács, Histoire et conscience de classe, (1923), traduit du hongrois par K. Axelos et J. Bois, coll. « Arguments », Paris, Minuit, 1960.
Fredric Jameson présente Georg Lukács comme un proto-féministe et un pionnier de l’épistémologie du point de vue dans « History and Class Consciousness as un "Unfinished Project" », in Sandra Harding, The Feminist Standpoint Theory Reader, New York/Londres, Routledge, 2004, pp. 143-152.
[7] Voir Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995.
[8] « Envisager le féminisme et non simplement les sciences comme une technologie (avec ses récits, ses discours, ses représentations), c’est également appliquer la leçon des "savoir situés" (l’un des textes majeurs de l’épistémologie féministe et culturaliste) et de ce que Sandra Harding a appelé "la réflexivité critique". Les objets et les sujets du savoir doivent être rigoureusement critiqués. » Marie-Hélène Bourcier, « Préface : Cyborg plutôt que déesse : comment Donna Haraway a révolutionné la science et le féminisme »in Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, op. cit., p. 14.
[9] Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes, op. cit.,p.194. Je souligne.




Pamela Allen, Free Space

Pamela Allen, Free Space, A Perspective on the Small Group in Women’s Liberation, Times Change Press, New York, 1969. Extraits choisis par Géraldine Gourbe, philosophe et professeur à ESAAA à Annecy, qui est intervenue pendant la session 3. 

We have defined our group as a place in which to think: to think about our lives, our society, and our potential for being creative individuals and for building a women's movement. We call this Free Space.




Le texte dans son intégralité est téléchargeable ici :  http://radfem.org/freespace/

Isabelle Alfonsi, « Vénus Hottentote », « Femme qui rit », femmes voilées, visages modifiés et autres masques de la féminité


















A l'occasion de la session 4, Isabelle Alfonsi a parlé d'un texte qu'elle a écrit en 2012 et qui avait été refusé par la publication qui l'avait commandé. Soulevant des questions fondamentales sur un féminisme post-colonial, nous sommes très heureuses de le publier. En voici le début, le texte dans son intégralité est accessible en cliquant plus bas : 

"En 1929 la psychanalyste anglaise Joan Riviere faisait paraître dans le Journal of Psychoanalysis un court texte intitulé « Womanliness as a Masquerade »[1]. À travers l’étude de plusieurs cas de patientes se présentant aux hommes dans une relation de compétition, Riviere s’engage dans une définition, périlleuse, de la féminité. Si la différence homme/femme y apparaît relativement figée et essentialiste, le texte aborde néanmoins une question fondamentale du féminisme. Les femmes qu’elle étudie, ont, selon elle, la volonté d’accomplir des tâches considérées en 1929 comme masculines : parler en public, écrire, faire montre d’un savoir technique. Malgré leur réussite dans ces tâches, elles ne cessent de chercher l’approbation d’hommes autour d’elles, et essaient de les séduire dans ces situations « masculines » qui les rendent anxieuses. Ainsi, en voulant être l’égale des hommes, elles surenchérissent de féminité, comme si elles se repentaient immédiatement de tenter de prendre leur place. « Je souhaiterais montrer que les femmes qui aspirent à la masculinité peuvent se parer du masque de la féminité pour éviter toute anxiété et une punition en retour de la part des hommes »[2] La pensée que développe « Womanliness as a Masquerade » autour du masque est ainsi précurseur de textes plus fameux de la pensée féministe qui posent la féminité non comme innée mais comme acquise : « on ne naît pas femme, on le devient » du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir (1949)[3], et son extension plus contemporaine qui permettra le développement du post-féminisme dans les années 1980  « les lesbiennes ne sont pas des femmes » de Monique Wittig[4].

Le lecteur peut à présent se demander comment je définis la féminité, ou bien quelle est la limite que je trace entre la féminité réelle et sa “ mascarade ”. Ma suggestion en fait est qu’une telle différence, radicale ou superficielle, n’existe pas. Il s’agit de la même chose[5]
[…]



[1]  Ce texte est paru en France en 1964 sous le titre « La féminité en tant que mascarade » dans La Psychanalyse, n° 7 : « La sexualité féminine », puis a été republié en 1989 dans l’ouvrage dirigé par Marie-Christine Hamon, Féminité Mascarade, Paris, Seuil, 1994. Le texte est consultable en ligne à l’adresse : http://it.scribd.com/doc/38635989/Riviere-Joan-Womanliness-as-Masquerade-International-Journal-of-Psychoanalysis-Vol-10-1929-303-13
[2]  « I shall attempt to show that women who wish for masculinity may put on a mask of womanliness to avert anxiety and the retribution feared from men » Ibid., p. 303.
[3] Paris, Gallimard, 1949.
[4]  Monique Wittig, La Pensée straight, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, p.61 (première publication dans Question féministes n°7, février 1980).
[5]  « The reader may now ask how I define womanliness or where I draw the line between genuine womanliness and its 'masquerade'. My suggestion is not, however, that there is such difference; whether radical or superficial, they are the same thing. » Ibid., p. 306.

Image : Abdellatif Kechiche, Vénus noire, 2013

Antonio Contador, Rien de ce qu'on a pu te dire

































Rien de ce qu'on a pu te dire. 
Taxinomie cabossée de la lettre d'amour en 10 vignettes. 

Taxinomie car il s'agissait de systématiser et de classer les lettres d'amour en assumant que la tâche se faisait en tenant compte des intersections, des entrelacs, des zones frontières entre les vignettes. A l'instar du Jeu de Go, cette taxinomie se définissait davantage par les croisements territoriaux entre les cases que par les cases elle-mêmes.   

Cabossé car on dit d'une vie qu'elle est cabossée quand elle n'est pas facile. Il s'agissait donc d'assumer le caractère ardu, équilibriste, de la taxinomie.  

Enfin, Vignette car ce terme est plein d'ambiguïté. C'est un terme ancien qui désigne le motif ornemental en tête de page - souvent des représentations de ceps ou de pampres - mais c'est aussi un terme plus courant renvoyant à l'idée de case. Vignette donc, à la fois case à l'intérieure de laquelle sont réunis des éléments accommodés entre eux, et ornement car l'accommodation des éléments à l'intérieur d'une vignette est fragile comme peuvent l'être un cep ou un pampre.  

Cette taxinomie prenait appui sur la lecture d'une large dizaines de lettres d'amour d'anonymes. J'ai néanmoins voulu conserver les vrais prénoms. 

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1ère vignette : Amitiés d'amour. Amour filial.
J'ai lu des lettres qui recèlent un amour filial plus troublant que certains billets doux. Car à bien y voir, le billet n'est doux que parce qu'il évince les épines. 

Amour filial dans la relation mère/fille, mère/fils, frère ainé/frère cadet, frère/sœur, parrain/filleul.... Certaines sont clairement des lettres d'amour passionnel. Certaines deviennent, le temps aidant, des lettres d'amour apaisé voire inexistant, comme ces lettres qui s'adressaient à "Mon Bob chéri" et qui, quelques années après, ne s'adressent plus qu'à Robert.  

2ème vignette : Ephémérides
Dans les lettres d'amour on compte les heures, les jours, les mois. On hiérarchise le temps, on crée des calendriers en fonction de permissions, de séjours, de visites imprévues, de voyages à l'étranger, d'aller-retour hebdomadaires. La mesure du temps. Les lettres d'amour sont des unités de mesures, des paramètres, des méridiens non pérennes. 

3ème vignette : Botanica amatorios
Botanique de l'amour. Correspondance de fleurs sèches au fond des enveloppes. 


4ème vignette : Couleurs
jaune, rouge, roux, gris beige, vert, blanc, gris, noir, lilas, bleu, etc. Des couleurs par dizaines dans les lettres émanant de toutes sortes de choses : du cardigan au ciel, du cœur à la veste, du firmament à la peste. 

5ème vignette : Tertius figuras
La tierce figure dans la lettre d'amour c'est celle par laquelle les protagonistes principaux passent pour que soient dites certaines choses. J'avais mis l'accent sur la figure de l'animal domestique et du chien en particulier. Sa présence dans certaines lettres permet que soient dites certaines choses ou posé tel ou tel climat. J'avais fait le parallèle avec la présence de chiens dans les films d'Hitchcock. Eux aussi sont cette sorte de figure tierce par lequel passe le réalisateur pour nous dire ou faire voir certaines choses qu'un premier ou second rôle ne pourrait pas faire voir ou dire d'une manière si silencieusement efficace. La présence seule de ces chiens suffit pour donner corps à une atmosphère. 

6ème vignette : Lettrette, Lettre-bouffe 
La lettrette et la lettre-bouffe sont deux sortes de lettres d'amour. Autant l'opérette n'est pas une version piccola de l'Opéra, autant la lettrette n'est pas une version E-2-T-E de la lettre d'amour. La lettrette demeure une lettre sentimentale et ne traite pas de sujets « sérieux », contrairement à la lettre-bouffe qui, elle, traite de sujets sérieux, mais par le biais de la « bouffonnerie ». Sans scrupule et sans retenue. 

7ème vignette : Réponses sans questions. Quand les réponses arrivent avant les questions. 
Il y a des réponses qui n'attendent pas les questions pour être énoncées, et des questions qui n'ont pas le temps d'être formulées. (je constate maintenant que cette 7e vignette pourrait être une sous-catégorie de la 2e vignette intitulée "éphémérides" où il est question du temps dans lequel s'inscrivent les lettres d'amour. Temps au pluriel, soit des lapses de temps, des durées, des intervalles, des attentes comme autant d'expectatives comblées ou dépassées dans lesquelles s'inscrivent aussi les lettres d'amour.  

Mais bon, pour cette 7e vignette, l'idée était d'éclairer sur ce temps où la lettre qui n'est pas encore arrivée est déjà là d'une certaine manière, anticipée dans la réponse qui, elle aussi, sera anticipée par une autre lettre, réponse à la réponse de la lettre qui n'est pas encore arrivée. Ces temps où la réponse est formulée avant la lettre forment un lapse de temps, ou encore, un lapsus du temps, comme un débordement du temps via l'anticipation de la réponse à une lettre qui n'existe pas encore.  

8ème vignette : Objets trouvés
pèle-mêle de photos, de bérets, pantoufles, espadrilles semelles cordes, chaussettes, chansons ou partitions, tricot de corps, chandails, etc dont il est question dans les lettres d'amour.  

9ème vignette : Mal d'écrire/Mal de lire
Ergonomie et lettre d'amour : l'écriture est un effort sur le corps, la lecture aussi. (cette vignette rejoint également mon intérêt pour l'écriture et la calligraphie, notamment à travers les écrits de Paillasson dans l'encyclopédie de Diderot et d'Alembert, et ceux de Platon dans Phèdre, où celui-ci, par le biais de la « voix » de Socrates, porte le discrédit sur l'écriture, car elle pose le problème de la vérité des énoncés de celui qui plaide via l'écrit et non via l'oral. Si l'écriture raidit la pensée, et peut permettre au malhonnête de détourner la vérité et de s'accaparer de la mémoire, l'oralité rend, quant à elle, la vérité plus agile en faisant du discours un énoncé qui devra savoir s'adapter à un sans nombre de variable notamment à la qualité de l'auditoire. 
Phèdre c'est aussi la condamnation de l'amoureux et de son discours par sa déliaision du réel. L'amoureux est un fou dont il faut se méfier, dit Platon. En somme : inconstance de celui qui est amoureux. Constance de celui qui ne l'est pas. 

Et enfin 10ème vignette : Alias figuras.  
Au-delà des Tertius figuras, les Alias figuras. Les figures autres, autres que tierces dans la lettre d'amour. Comparables à ces êtres vivant dans les Abysses, les autres figures habitent les profondeurs de la lettre d'amour. Qui sont-elles ? Quelle est leur fonction ? etc.

Antonio Contador, février 2014
























Antonio Contador a présenté Rien de ce qu'on a pu dire lors de la session 4 le 7 février 2014

Giulia Andreani, Bonjour, excusez-moi, est-ce que vous habitez dans le quartier ?

Giulia Andreani, "Edouardo Cosimo Cammilleri (Vignonet)", 2012, aquarelle sur papier, 37 x 46 cm
Octobre 2013

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J’arrête une femme dans la rue Jean Pierre Timbaud « Bonjour, excusez-moi, est-ce que vous habitez le quartier ? ». Elle tient ses deux enfants par la main, un garçon et une fille, à la sortie de l'école. Elle est élégante, un voile gris bien arrangé sur sa tête et autour du cou. Je lui explique mon projet, au moment où je parle d'immigration dans le quartier je perçois quelque chose d’étrange dans son regard, de la méfiance peut-être, je me dis que j'ai du mal construire une phrase. Restant courtoise, elle sort une agenda et note mon e-mail.

Harri_
Deux garçons discutent sur le trottoir, ils ont des capuches, vertes et noires et pas plus de 20 ans.
L'un semble étonné de me voir les approcher, il parait timide et parle en racaille. Il s’appelle Kevin et dit qu'il habite dans le quartier avec sa famille, ses parents et ses frères et sœurs, dans une chambre d’hôtel. Il est né en Côte d'Ivoire et parle bien français. Il se moque de mon portable et de la façon dont je prononce « ok ». L'autre garçon, poli et souriant s’appelle Harri, avec un « I », il insiste. Il habite dans un appartement du quartier avec son grand frère. Il me demande si je suis espagnole : « Non, italienne », je réponds. Il est ravi : « anche io! », il s'exclame et commence à parler en italien, avec un très fort accent aux couleurs des Pouilles et de la banlieue parisienne. Il raconte qu'il est plombier, il cherche du travail (il sort un dossier rouge de sa veste en cuir et le montre). Kevin cherche un emploi aussi : « C'est dur en ce moment, putain de sa race ! ».
Je continue à expliquer mon projet, je leur demande s'ils peuvent me donner leur mails, pour m'envoyer des images qu'ils auraient de leurs familles. Kevin n'a pas de mail, ils n'ont pas internet à l’hôtel. Il regarde les images du portfolio avec des dessins et peintures, ils servent de « modèles ». « Non mais vazy tu vas te faire des tunes ! ». Je dis que non. « Mais c'est joli, mademoiselle ! Tu pourrais te faire du pognon avec ces beaux dessins ! ». Je lui dis que si je fais un dessin de sa famille, je lui donnerai. Il dit à Harri que ce serait trop classe d'avoir au-dessus du canapé un portrait de famille même s'ils sont à l’hôtel.

nayla.lachelah
Mikaela me propose d'aller vers l'école primaire, c'est l'heure de la sortie et il y a beaucoup de monde.
Une jeune femme essaie de fermer le manteau de son enfant hyperactif. Je lui parle, le petit est vraiment pressé et je lui dis « Monsieur je parle un instant à votre mère, le goûter est imminent, ne vous inquiétez pas », il est impressionné alors j'arrive à présenter mon projet. La maman dit qu'elle trouve cela très intéressant. Son téléphone sonne « Salut mamita... ça, ça va, Hambdullah... ou il fait super froid... *parle en arabe*... je te rappelle ». Elle me laisse son e-mail et me salue.

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Je vais vers cette jeune fille, elle a des boucles d'oreilles en perles. Elle n'habite pas tout à fait dans le quartier. Etudiante brésilienne, vient chercher un enfant à l'Ecole car elle travaille comme nounou ici. Elle m'écrit son mail.

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Trois femmes discutent devant l'entrée de l'école. Deux quarantenaires et une autre femme plus âgée. Je leur parle du projet. Elles n'ont pas l'air très intéressées, elles sont pressées. La femme plus âgée veut en savoir plus et veut voir des images de mon travail. Une des deux autres femmes en s'en allant me demande mon mail et dit : « Je vous tiens au courant mais je ne crois pas que mon mari sera d'accord ». Les petits enfants sortent de l’école et toujours en regardant le portfolio la grand-mère leur donne des pains au chocolat. Elle me demande mes coordonnées, elle en parlera à sa fille : ils ont des belles photos de famille et habitent dans le quartier depuis des générations.

*
Un monsieur avec une grande moustache remonte le trottoir avec sa fillette à la main. « Puis-je vous déranger ? » dis-je « Non » répond-il. Silence. « Enfin, vous ne me dérangez pas. » Je m'excuse auprès de la fillette, il est déjà 17h et il fait froid. Le monsieur me demande si je suis russe. Il me dit qu'il a des photos de famille seulement chez ses parents « C'est compliqué », il ajoute. Il demande mes coordonnées et me dit « Je verrai avec ma femme ; elle est anglaise et ce sera plus exotique ».

olgapet86
Alors qu'il n'y a presque plus personne à la sortie de l'école, une jeune femme arrive à l'entrée en courant. Son enfant sort. Ils parlent russe entre eux. Je les approche, les salue et parle à la jeune femme. Elle est vraiment très jeune. Olga vit dans le quartier depuis un an avec son fils de 8 ans. Ses parents sont en Russie et ils auront peut-être des photos pour mon projet.

ali
Des hommes parlent devant un restaurant. Il y a un autre groupe de l'autre coté de la rue, devant un café, et des allers-retour en permanence. Il n'y a pas de femmes à part Mikaela et moi.
Je commence à leur parler en m'excusant d'interrompre leur discussion. Je commence à expliquer le projet. Trois, quatre jeunes s'ajoutent. Le serveur de Délices aux milles et une épices sort dans la rue, surexcité. Un autre monsieur attiré par le groupe vient demander ce qu'il se passe et veut voir le dossier. Je n'ai pas fini d'expliquer que le serveur à la longue barbe et le dentier défaillant prend la parole. Il demande si je fais des portraits, si oui « Laissez tomber mademoiselle ici ils sont tous moches sauf moi ». Il dit que lui, il habite à Télégraphe et pas du tout dans le quartier mais qu'il y travaille depuis longtemps. Il dit qu'il a une photo de sa grand-mère à la maison. « Comment je peux te faire confiance moi si je te donne la photo de ma grand-mère ? Tu vais te faire de l'argent avec ma grand-mère qui est morte ? ». Il raconte qu'elle est son héroïne, elle était une combattante pendant la guerre. Je lui dis que c'est génial. Il nous invite à boire un verre dans le restaurant. Ali est tunisien, de Djerba. Il était moniteur sur la plage et parle plein de langues. Il n'a pas de mail, et me laisse son numéro de portable en nous invitant à venir manger au restaurant quand on veut.

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Je rentre dans un internet café tout petit. Au fond il y a un monsieur qui tient la caisse : « Dis-moi ».
Je lui explique que je voudrais une photo de sa famille. Il a l'air dubitatif. Je lui explique comment je travaille d'habitude. Il dit que sa famille est une grande famille sénégalaise mais qu'il na pas des photos, tout est au bled. Il ne peut pas m'assurer de trouver des images mais il m'invite à repasser.

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Un monsieur en qamis à la barbe blanche descend la rue Jean Pierre Timbaud, je me permets de l’arrêter. « Il faut appeler au bled. Vous les jeunes vous avez des photos sur facebook». Il est très gentil mais pressé car la prière commence.

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Deux adolescentes marchent côte à côte, avec leurs casques aux oreilles. Je les arrête. L'une est très souriante, marche avec des béquilles. L'autre m'écoute sans me regarder, fière et boudeuse pliée sur son jeu iphone. Je leur demande si elles auraient des photos de leur famille. Si leurs parents sont d'accord elles pourraient me les envoyer. La fille silencieuse veut bien me donner son mail. Elles me demandent si je vais les payer pour cela. Je leur dis que non, mais que si elles aiment le résultat de mon travail je leur donnerai. En regardant le portfolio : « Eh, t'imagine meuf avoir un truc comasse chez toi, c'est cool ! ».

L'intervention de Giulia Andreani a eu lieu lors de la session 4 le 7 février 2014