Mathis Collins, Tim Rollins & Kos





And a man has not begun to live until he can rise above the narrow confines of his own individual concerns to the broader concerns of all humanity
Martin Luther KIng, Jr.



Telle est la phrase qui ouvre solennellement "History" (2009), le livre consacré aux trente années d'existence de la communauté d'artistes Tim Rollins & K.O.S, dont l'oeuvre a inspiré la participation de Mathis Collins à la session 4 en février 2014. 

Si de nombreuses personnes ont aujourd'hui du mal à croire en la possibilité d’une production collective de matière solidaire et émancipatrice, il semble que Mathis Collins fasse partie des résistants. Depuis 2012, Mathis Collins voyage à travers les paysages ruraux de l'Europe Latine où il développe la culture du liège. Présent chez certains Chênes, le liège est une écorce faite de micro alvéoles remplies d'air qui pousse en grande quantité et qui est exploité pour produire ce qui bouche ensuite nos bouteilles de vins et qui permet l'isolation thermique, acoustique et vibratoire. Une précision importante : l'exploitation du liège, qui est comme une seconde peau que l'on retire du tronc, ne compromet pas l'existence de l'arbre puisque le liège repousse. Ainsi lorsque Mathis Collins travaille l'écorce en atelier, ou travaille directement l'arbre, il compose des oeuvres qui s'accordent avec leur matériau, sans l’abîmer ou le détruire. En partie naturelles, au caractère un peu grotesque dans le jeu de formes, ses pièces révèlent une pratique pensée dans des rapports humbles d’équilibre écologique. En parallèle, Mathis propose des workshops dans la communauté qui l'accueille. Il développe avec eux (adultes, enfants et entreprises) différents projets qui déploient des sculptures et des performances au cours de la récolte du liège. 

Lorsque Mathis a découvert Tim Rollins & KOS, il y a trouvé une référence fondamentale pour sa pratique. Pour la session, il s'agissait de faire partager ce travail encore peu connu en France au groupe mais aussi potentiellement à toute personne qui possède une connexion internet. Pour cela Mathis a désassemblé la monographie rétrospective du groupe édité en 2009 par M.I.T Press, en a scanné les 74 pages de textes, a couvert numériquement les reproductions des oeuvres de Tim Rollins & K.O.S. (à l'exception de la reproduction du manifeste écrit par Tim Rollins Guide to THE INFERNO (after Dante Alighieri) 1983-84) et a placé le fichier sur http://aaaaarg.org

Ce geste nous explique-t-il est inspiré de l'action du programmateur, écrivain et "Hacktivist" Aaron Hillel Swartz (1986-2013) qui en 2010 et 2011 a téléchargé depuis le réseau du M.I.T. et mis à disposition sur internet 4,8 millions d'articles scientifiques de la librairie digitale de journaux académiques JSTOR. Arrêté et poursuivi pour Wire and computer fraud, Swartz s'est suicidé alors qu'il encourait une peine de 55 ans et une amende de un million de dollars. 

En choisissant de partager le catalogue de Tim Rollins publié par le MIT Press, mais en n'enfreignant que les droits des textes, Collins oscille entre un engagement envers l'accessibilité et l’éducation pour tous et la respect du droit d'auteur.

Ce serait peut-être réducteur d’écrire ici seulement quelques lignes sur la pratique de Tim Rollins & K.O.S. 
Cependant on pourrait citer un élément en guise d'introduction à ce travail, qui présentent des lignes de porosité avec celui de Collins : 

Une citation de Tim Rollins, lorsqu'en 1981, il est engagé pour développer une classe qui incorporerait lecture, écriture et pratique artistique dans une école du sud du Bronx (qui deviendra ensuite le collectif K.O.S.). Il s'adressa pour la première fois à la classe en ces termes :
Today we are going to make art, but we are also going to make history.
Il précisa : To dare to make history when you are young, when you are a minority, when you are working, or nonworking class, when you are voiceless in society, takes courage. Where we came from, just surviving is ‘making history.’ So many others, in the same situations, have not survived, physically, psychologically, spiritually, or socially. We were making our own history. We weren’t going to accept history as something given to us.


Il y a quelques jours, Mathis a rencontré Tim Rollins & K.O.S.
Qui sait, le début d'une nouvelle histoire, construite à plusieurs, émancipée, produite en équilibre avec chaque chose ; les individus, les arbres etc. 

Essayez de devenir membre de http://aaaaarg.org ou contactez mathiscollins@gmail.com

Pour lire l'article de Kenneth Goldsmith sur l'action d'Aaron Swartz contre Jstor et découvrir l'action de JSTOR Pirate Headquarters à la Kunsthalle Düsseldorf : http://printingtheinternet.tumblr.com/post/81475510510/papers-from-philosophical-transactions-of-the-royal

Mathis Collins participera à l'exposition collective  "Ce que raconte la solitude" présentée du 30 août au 21 décembre 2014 à la friche Belle de Mai par Elena Lydia Scipioni dans le cadre de la foire d’art contemporain ART-O-RAMA




Légendes : 
En haut : 
- La fête de la récolte du liège", performance collective, photographie, 2013. Crédit photo : S. Jerez 
En bas : 
- Intervention de Mathis Collins sur Tim Rollins et K.O.S, session 4, chez Treize, 2014
- "Palais pour le portrait d'une galaxie à deux plafonds", 500 balles rebondissantes industrielles au sol. 7 balles rebondissantes faites mains par les jeunes du centre hospitalier Théophile Roussel au plafond. 2014. Production : CNEAI=

INCONNUE ET SANS APPUI. APRES NAMELESS AND FRIENDLESS, EMILY MARY OSBORN 1857, GIULIANA ZEFFERI ET GEORGIA RENÉ-WORMS, 2014




Pour la session 4 de « Si nous continuons à parler le même langage, nous allons reproduire la même histoire », Georgia René-Worms a invité Giuliana Zefferi à travailler avec elle à partir d’un tableau datant de 1857, intitulé Nameless and Friendless de la peintre anglaise Emily Mary Osborn.

Cette peinture est connue pour décrire la condition des femmes artistes au 19ème siècle en Angleterre. Le style narratif du tableau très détaillé permet rapidement d’en saisir la figure centrale, une femme pauvre (ce que l’on perçoit à l’usure des vêtements et de son parapluie, au fait qu’on ne lui propose pas de s’asseoir sur la chaise face à elle, réservée aux clientes) qui vient vendre un tableau à un marchand dubitatif. Une lecture plus documentée de son habillement permet d’établir qu’elle est orpheline, célibataire et en deuil. Le tableau demande « à être « lu » plutôt qu’à être regardé », selon Linda Nochlin par le biais de laquelle Georgia René-Worms a découvert cette peinture[1]. Réaliste, la scène défini clairement la position sociale des personnages et permet déjà à l’époque d’apporter un élément de réponse à une question importante dans les champs de l’art et du féminisme : Pourquoi n'y a-t-il pas eu de grandes femmes artistes ?[2] Ici, ce sont notamment les conditions matérielles qui semblent manquer à cette femme pour créer en toute liberté. Cette pauvreté s’accompagne d’inégalités qui sont à l’époque encore très fortes : interdiction d’entrer dans la plupart des écoles d’art (et particulièrement les plus reconnues), interdiction d’assister aux cours d’après modèles nus, etc.

La première chose qui a attiré l’intérêt de Georgia René-Worms et de Giuliana Zefferi dans cette image en a été le point central qui se dérobe et manque : le tableau que la peintre vient montrer au marchand est refusé à notre regard, on ne sait pas ce qu’elle a peint. S’agit-il d’un pastel, d’un portrait, d’une miniature ou encore d’une peinture de fleurs, formes d’art auxquelles les femmes étaient souvent astreintes à l’époque ? Ce tableau dans le tableau, si on ne le connaît pas et si l’on a du mal à imaginer ce qu’il pourrait représenter, c’est sans doute parce que son auteur comme presque toutes les femmes peintres de l’époque est restée inconnue (nameless). Emily Mary Osborn présentera un total de 43 peintures aux expositions de la Royal Academy de 1851 à 1884. Pourtant, elle choisit ici de réaliser une étrange mise en abime par laquelle elle semble dire que même en ayant à sa disposition tous les moyens lui permettant d’être reconnue, sa peinture - comme celles d’autres femmes - reste à naître et on ne peut, en 1857, qu’imaginer ce qu’elle aurait pu être si toutes les conditions propices à son épanouissement avaient été réunies.

Georgia René-Worms a donc présenté ce tableau à Giuliana Zefferi et ensemble elles en ont exploré la part manquante dans une vidéo réalisée par Giuliana avec un texte écrit par Georgia. Elles ont voulu reconstruire autrement l’histoire de cette femme dont rien n’est dit ici que sa détresse économique. Le tableau d’Emily Mary Osborn capture l’émergence d’une figure, celle de la femme peintre. Georgia et Giuliana approchent cette figure dans tout ce qu’il reste à en inventer.

Georgia René-Worms écrit un monologue qui est égrené tout au long de la vidéo et qui nous laisse deviner le parcours de la protagoniste à travers Londres. « Southwark Bridge » est répété plusieurs fois, c’est le nom du pont qu’elle doit emprunter pour se rendre dans le quartier où se trouvent les marchands d’art. Pour construire cette narration, Georgia René-Worms a croisé des informations trouvées dans différentes lectures dont Trois Guinées de Virginia Woolf qui 80 ans plus tard décrit le quartier patriarcal qu’est le West End.[3]

Giuliana Zefferi utilise sketchup, un outil qui lui sert souvent à modéliser ses sculptures pour les donner à voir aux artisans avec lesquels elle travaille à leur réalisation. Cet outil de modélisation a été peu à peu réapproprié par l’artiste qui y a vu la possibilité de faire exister des formes sans forcément leur donner de matérialité. Ici, Giuliana Zefferi se concentre sur quelques éléments du tableau d’Emily Mary Osborn : la ballerine, la chaise, le tableau dérobé à nos regards. Les objets réalistes de 1857 deviennent ceux très bien modélisés de 2014. En toute légèreté, ils rejouent la scène du tableau, leurs mouvements amples semblant évaluer toutes les combinaisons, tous les emboitements possibles du puzzle. Un puzzle qui raconte en creux le monde de l’art d’alors. « Consultation, tri, accrochage, expertise », dit la voix dans la vidéo pour décrire l’atmosphère de la boutique de 1857. Un processus marchand qui à l’époque ne donne leurs places aux femmes qu’en tant que représentées. En 2014, en cherchant un modèle de ballerine déjà dessiné dans la base de données du logiciel sketchup, Giuliana Zefferi trouve une ballerine nue dans des positions explicites, héritière de celle de 1857 qui à l’entrée de la boutique attire les regards lubriques de deux riches clients. Un autre type d’expression plastique se surajoute à un moment à l’image : un trait épais vert, plus libre et qui semble emprunter le chemin d’une autre histoire, celle du bras d’honneur de Walter Swennen qui apparaît esquissé à l’écran comme une réponse rétroactive aux deux hommes.

Georgia et Giuliana réinventent l’histoire de cette femme à la fois parce qu’ayant sombré dans l’oubli, elle n’a laissé aucune trace derrière elle, mais aussi parce que cette vie vécue et oubliée, elle n’aura peut-être pas eu les moyens de pleinement la vivre. Tout comme la forme trailer de cette vidéo semble l’annoncer, l’histoire dans son entier reste à venir.


Images :

En haut : Emily Mary Osborn (1828-1925), Nameless and Friendless. "The rich man's wealth is his strong city, etc." - Proverbs, x, 15, 1857. Purchased with assistance from Tate Members, the Millwood Legacy and a private donor (2009) © Tous droits réservés

Ci-dessus : Images extraites de la vidéo de Giuliana Zefferi avec un texte de Georgia René-Worms, Inconnue et sans appui, 2014.



[1] Ann Sutherland Harris & Linda Nochlin, Femmes peintres, 1550-1950, Editions des femmes, 1981, p. 54
[2] Linda Nochlin, "Why Have There Been No Great Women Artists?", http://www.miracosta.edu.htm
[3] Sa description commence ainsi : “Laissez-nous, d’une manière très élémentaire, vous présenter la photographie – aux couleurs très grossières – de votre monde tel qu’il nous apparaît, nous qui le voyons depuis le seuil de la maison familiale, à travers le voile que saint Paul tend encore devant nos yeux, depuis le pont qui relie la demeure familiale au monde de la vie publique. (…) Et là dans ce moment transitoire, en attendant sur le pont, nous nous disons qu’en ces lieux, nos pères et nos frères ont passé leur vie. Durant des centaines d’années, ils ont gravi ces marches, ils ont franchi ces portes, ils ont grimpé jusqu’à ces chaires, occupés qu’ils  étaient à prêcher, à gagner de l’argent, à rendre la justice. C’est dans ce monde-là que la demeure familiale (située près du West End) a puisé ses croyances, ses lois, a choisi ses vêtements et ses tapis, ses viandes de bœuf et de mouton. Puisque nous y sommes désormais autorisées, poussons avec précaution la lourde porte de l’un de ces temples, entrons sur la pointe des pieds et étudions le décor plus en détail.”, Virginia Woolf, Trois guinées, Black Jack éditions, p. 44-45.