Léna Monnier, Hydra Life

Tobias Kaspar, Hydra Life, courtesy Tobias Kaspar and Silberkuppe, berlin

Je parlerai à partir de la vidéo Hydra Life de Tobias Kaspar.
Je l'ai découverte grâce à un lien dans ma boîte mail, juste après avoir reçu celui de l’appel à participation au projet. Elle est un prétexte et une coïncidence, mais pas seulement. Elle se prêtera ici aux projections.
La caméra filme le tissu blanc d’une manche de peignoir. Un zoom arrière découvre le visage d’une femme face à un miroir. Un petit pot de crème est posé sur le rebord d'un lavabo. La vidéo dure 29 minutes, le rythme est lent.  On y voit, en plans rapprochés, le visage de la femme et ses mains qui appliquent la crème. Les couches successives ne parviennent pas à pénétrer totalement la peau et lui laissent un masque blanc. À force, la peau s'irrite et rougit. La femme semble de plus en plus triste à contempler son visage dans le miroir.
 
Tobias Kaspar m'a expliqué s’être inspiré d’un livre qui fait le parallèle entre l’architecture et le vêtement ; tous deux façonnent ou induisent les comportements de leurs usagers. Ici, le white cube est là, la robe de chambre blanche. La caméra qui effleure joue le même rôle que la crème appliquée sur le visage. Elle reste à la surface.

En visionnant ce film, j’ai trouvé un écho à notre première conversation, au cours de laquelle nous avions évoqué le livre Beauté Fatale : les nouveaux visages de l’aliénation (2012) écrit par Mona Chollet. Dans ces pages, l’auteur développe une analyse historique de la création des centres commerciaux qui ont participé activement à la fonction de consommer qui incombait aux femmes mariées au début du 20ème siècle ; ce à quoi la première vague du féminisme a répondu par une lutte des femmes pour leur reconnaissance et pour obtenir leur indépendance économique.

« Les femmes, rappelle la sociologue américaine Laurie Essig, ont une histoire particulière avec la consommation. Les femmes blanches de la classe moyenne ont été les premières à être délivrées du devoir de production pour aller faire du shopping. (…) Ces femmes cessèrent de fabriquer le savon ou les vêtements à la maison : elles se rendirent dans les grands magasins, ces palais du désir, et initièrent cette révolution aujourd’hui connue sous le nom de “société de consommation”. » Dès le début, le marché fit d’elles ses cibles privilégiées, leur vendant de la beauté et du bien-être. Non sans conséquences : « Il est désormais difficile de se représenter un monde où la beauté n’est pas un produit. Après plus d’un siècle passé à acheter de la beauté, comment pouvons-nous encore imaginer qu’elle a un jour existé en dehors du marché ? »[1]  
La femme dans la vidéo de Tobias Kaspar est silencieuse, absorbée par l'action de faire pénétrer la crème Dior à la surface de sa peau, faisant face au miroir dans lequel elle ne peut trouver plus de soutien que son propre reflet. Comme si, confrontée aux impératifs socio-économiques, elle ne pouvait s'en remettre qu'aux promesses du marketing : vieillir plus jeune. Mais seule ?

Dans les médias, on entend surtout la voix d’un féminisme qui répète que les femmes peuvent être des chefs d’entreprise comme les autres, accéder comme les hommes au pouvoir et qui se réjouit de voir plus en plus de femmes faire l’ENA ou se spécialiser dans le nucléaire, la voix d’un féminisme qui veut participer au monde tel qu’il est et tel qu’il ne va pas. Pourtant, le féminisme devrait être une position depuis laquelle penser un autre modèle de société.

Dans Les faiseuses d'histoires. Que font les femmes à la pensée ? (2013), Vinciane Despret et Isabelle Stengers s’attachent, dans les parties intitulées  « Pas en notre nom »  et « Créer un Nous », à rappeler l’apport de Virginia Woolf qui écrivait en 1937 qu’il ne faut pas rejoindre cette « procession d'hommes chargés d'honneurs et de responsabilités ».

Nancy Fraser pose, elle, la question de la représentation politique de la femme qui lui semble actuellement le levier le plus important dans la lutte pour la justice sociale. Elle rappelle aussi à toutes fins utiles qu’en l’absence d’une nouvelle vague de mobilisations émancipatrices, le féminisme « tel un signifiant vide du bien, au même titre que la démocratie, sera peut-être invoqué pour légitimer des scénarios (…) dont certains feront peu de cas de la justice de genre ».[2]

Dans son documentaire Women Art Revolution (2010), Lynn Hershman raconte la réception artistique et politique de l’œuvre de Judy Chicago, The Dinner Party (74-79) qui introduit votre invitation. On y voit notamment des images d’archives d’une séance du Congrès américain où l’on discute entre hommes du statut artistique ou pornographique de The Dinner Party. Le documentaire qui retrace une histoire des mouvements féministes des années 1970 à 2000, présente également des témoignages d’artistes et d’actrices du monde de l’art à l’époque de l’activisme des années 1970 confrontés à des commentaires contemporains. Avec émotion, Sheila Levrant de Bretteville revient sur l’aventure du Women’s building (Los Angeles, 1971) :
« It just hurts to not have money when you want things so badly. It makes me identify to those who don’t have money, a sense of limitation that economic makes, so powerful and in a way I think we used it wrong when we saw then the dominant culture do not let us have what we have, instead of identification with people who don’t have. I think there was not enough identification with people who don’t have, it is so peculiar, so lacking and vain, and so enable to get them and enable to do some of the things we wanted to do. »

J’aimerais que le féminisme puisse avoir prise sur la société. Il est une position à travailler depuis laquelle penser le monde contemporain, un outil qui permet d’analyser des mécanismes d’aliénation, une force de proposition pour augmenter les libertés.
D’autant qu’il y a aujourd’hui des courants, des théories, des outils d’analyse, une critique, une histoire, c’est un mouvement qui a tout autant à voir avec l’éducation, la culture et qui implique qu’on s’y forme. 

Tobbias Kaspar, au cours de l’échange au sujet de Hydra Life, raconte que le nom de la crème d’après laquelle il a nommé son film l’a poussé à faire des recherches sur la figure de l’Hydre. Il se trouve que cette redoutable créature qui dans la mythologie de la Grèce antique habitait les royaumes aquatiques et les marais est devenue au cours de la Révolution française une métaphore de l’aristocratie et des possédants. Ailleurs, elle a incarné le désordre et la sédition, la figure du mouvement et de la résistance des multitudes révolutionnaires.


[1] Laurie Essig, American Plastic: Boob Jobs, Credit cards, and Our Quest for Perfection, 2010
[2] « Le féminisme, le capitalisme, une ruse de l’histoire », in Le féminisme en mouvements. Des années 60 à l’ère néolibérale, p.303

Léna Monnier, janvier 2014, texte écrit pour la session 2. 






Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire